Vendredi 4 juin 1971. Deuxième anniversaire des massacres, à travers les artères de Kinshasa, des étudiants de l’Université Catholique de Lovanium par la soldatesque du Parti-Etat. Ce jour-là, un groupe d’étudiants meneurs est parvenu à dérober nuitamment un cercueil vide de la morgue des Cliniques Universitaires. Objectif : procéder à un rituel en bonne et due forme de l’enterrement des collègues naguère tués et toujours sans sépulture.
… Entre parenthèses, les tragédies sont un perpétuel bégaiement de l’Histoire. Ici, c’est le retour d’Antigone. Retour de Sophocle et de l’Antiquité classique grecque. Retour de la tragédie grecque et de la frêle Antigone affrontant seule, au nom de son frère sans sépulture, le roi Créon au faîte de sa puissance et qui a refusé d’enterrer Polynice adversaire fratricide d’Etéocle. Ce vendredi 4 juin 1971, la métaphore de la téméraire Antigone a pour noms congolais : Kinkela, Tshinkwela, Sondji, Tshibalabala, Yangu, Pondja, Mulumba, Kabuya, Iyanda, etc.
Mais elle tourne court, la manifestation de la commémoration et de rituel du vendredi 4 juin 1971 (après la célébration pathétique de la messe). L’armée envahit le campus, et les meneurs sont arrêtés. Dans la foulée des mesures répressives, le Parti-Etat décrète la fermeture de l’Université Lovanium, et l’enrôlement forcé de près de 4000 étudiants. On apprendra plus tard qu’entrés en émeutes par solidarité avec les ‘’lovaniards’’ les étudiants de Lubumbashi (les ‘’Kasapards’’), sont également enrôlés mais « convoyés » manu militari vers la base militaire de Kitona.
Tout le week-end qui a suivi, par des annonces martiales en boucle à la radio et à la télévision nationales, le Parti-Etat convoque toutes affaires cessantes, tous les étudiants à se présenter avant lundi 7 juin sur le site du Mont Amba. Tous : ecclésiastiques (y compris les religieuses) et laïcs, jeunes gens et jeunes filles, handicapés et valides. Panique. C’est un enrôlement brutal, massif. Tenues et bottes militaires distribuées en vrac, vaille que vaille sans tenir compte des mesurages ni des tailles. Et comme dans un film à la fois d’action, de western et de science-fiction, nous sommes parqués dans des convois motorisés. Direction : Camp militaire CETA. Pour une acclimatation vigoureuse et rigoureuse devant toute la haute hiérarchie militaire, avec en tête le Commandant Suprême Mobutu. L’acclimatation tourne à des scènes publiques de tortures et d’humiliations : courses folles imposées, roulades acrobatiques, « pompages » à quatre pattes à même la poussière et sous le soleil de plomb. Et tout ça, arrosé de coups de chicotte, d’invectives et de huées.
Ensuite, d’escalade en escalade, les nouveaux conscrits sont répartis dans les camps militaires de Kinshasa : Ecole de Transports de Kintambo, Camp CETA à Ndjili, Camp Tshatshi à Ngaliema, Cité Nsele (pour les recrues féminines). A partir de là, les brimades se sont mêlées aux intimidations et au lavage de cerveaux : apprentissage musclé du RI (Règlements et exercices militaires), « catéchisme » et guide de bonne conduite du soldat, épreuves d’initiations et entraînements pour la promotion en grade…
Quelles leçons tirer de cet épisode sombre du 4 juin 1971 ? D’abord évocation du 4 juin 1969. Jusqu’à ce jour aucune information sur le lieu de l’enterrement des camarades victimes, en transgression grave des prescrits des traditions et des tabous bantous. A l’instar du syndrome du martyre de Lumumba ou des victimes de l’Est du pays… Tous : des victimes et des martyrs condamnés à errer entre terre et Ciel, sans espoir de purgatoire ni de rédemption ; imposant ainsi une sorte de ‘’Karma’’ négative, en termes héréditaires pour nous les survivants des générations sacrifiées. Rappelons que les meneurs du 4 juin 1971 ont été entretemps traduits en justice et même condamnés et emprisonnés à Luzumu. Néanmoins procès mémorable qui a ému l’opinion à cause des prestations audacieuses des jeunes étudiants ( en moyenne 25 ans) se défendant sans avocat avec aplomb et talent.
Ensuite il s’agit de rappeler que les émeutes du 4 juin 1969 et du 4 juin 1971 sont les tout premiers actes de contestation de poids mais pacifique du pouvoir mobutien (avant les rébellions armées de Shaba et de Moba, ou les contestations des parlementaires début des années ’80, ou encore les remises en cause des intellectuels soit lors du Congrès International des Etudes Africaines (Kinshasa, 1979), soit lors du Colloque National des Ecrivains congolais (1981), soit encore lors du Symposium « L’Afrique et son Avenir » sanctionnant les idéologies politiques mises en œuvre en Afrique…
Il est donc regrettable que ces mouvements estudiantins, par ailleurs à la base de la réforme universitaire, n’aient pas été récompensés ni par l’Histoire ni par la Patrie, en termes de site ou de moment commémoratifs d’envergure, afin de servir de modèles aux générations actuelles passablement et intellectuellement désemparées..
Maigre consolation : la création d’AMILCA (Association des Anciens Miliciens de Lovanium et de Kasapa) qui tente de créer des espaces d’échanges et de solidarité active entre anciens ‘’compagnons d’armes’’. Initiative légitime mais qui demande à devenir une sorte de lobbying, comme lieu d’alerte et de devoir de mémoire.
Enfin maigre consolation personnelle. En juin 1975, étudiant à Paris, en guise de célébration du 4 juin 1969 et du 4 juin 1971, mais surtout en hommage à mon voisin de chambre Symphorien Mwamba , inégalable acteur de théâtre, j’ai écrit « Le Fossoyeur » tragédie d’un fossoyeur de cimetière qui voit dévaler dans une fosse commune le corps de son enfant tué en cours d‘émeutes. La nouvelle littéraire est proposée au concours de Radio-France-Internationale (RFI) ; elle remporte le Grand Prix International. Le Prix avait pour moi un certain goût de revanche…
YOKA Lye
4 juin 2024